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Revista Portuguesa de Educação
versão impressa ISSN 0871-9187
Rev. Port. de Educação v.22 n.2 Braga 2009
La place des établissements scolaires en France sous la Ve République: une recomposition parallèle des formes de la justice et des formes de lÉtat (1959-2009)
Jean Louis Derouet
Université Lumière Lyon 2, França
Résumé
Larticle propose une étude du rôle et de la place des établissements scolaires dans les trois dernières Lois régissant le système éducatif français. Son but est de montrer que ceux-ci correspondent à une recomposition parallèle des formes de la justice et des formes de lEtat. La Loi de modernisation du système éducatif de 1975 tentait de mettre en uvre un objectif dégalité des chances correspondant à lEtat-providence dans une organisation centralisée et même autoritaire. La Loi dorientation de léducation de 1989 a poursuivi le même objectif dégalité mais la mis en uvre dans un système déconcentré dont la régulation reposait sur un contrat entre le projet des familles et le projet des établissements. La Loi dorientation et de programmation de 2005 reprend ce souci de respect des droits des usagers et introduit une obligation de résultats correspondant à une conception managériale de lEtat.
Mots-clé
Politiques déducation; Justice; Établissements scolaires; Sociologie de lEtat
O lugar dos estabelecimentos escolares em França na V República: uma recomposição paralela das formas da justiça e das formas do Estado (1959-2009)
Resumo
O artigo propõe um estudo do papel e do lugar dos estabelecimentos escolares nas três últimas Leis que regem o sistema educativo francês. O seu propósito é mostrar que aquelas Leis correspondem a uma recomposição paralela das formas da justiça e das formas do Estado. A Lei de modernisação do sistema educativo de 1975 tentava concretizar um objectivo de igualdade de oportunidades correspondente ao Estado-providência numa organização centralizada e mesmo autoritária. A Lei de orientação da educação de 1989 perseguiu o mesmo objectivo de igualdade mas pô-lo em acção num sistema desconcentrado cuja regulação assentava num contrato entre o projecto das famílias e o projecto dos estabelecimentos. A Lei de orientação e de programação de 2005 retoma essa preocupação de respeito dos direitos dos utentes e introduz uma obrigação de resutados correspondente a uma concepção gestionária do Estado.
Palavras-chave
Políticas de educação; Justiça; Estabelecimentos escolares; Sociologia do Estado
The place of schools in France at V Republic: a parallel recomposition of the justice and the State forms
Abstract
This article proposes a study about the role and the place of schools when looking at the three last education Acts that lead french education system. Its goal is to argue that those Acts correspond to a parallel recomposition of the justice and the State forms. The education system modernisation Act of 1975 (Loi de modernisation du système éducatif) tries to built an objective of equality of chances that corresponds to an Welfare-state in a centralized even authoritarian organization. The orientation of education Act (Loi dorientation de léducation) of 1989 prosecutes the same equality goal but put it on practice in a de-concentrated system whose regulation was supported by a contract between the families project and the schools project. The orientation and programmation Act (Loi dorientation et de programmation) of 2005 reassumes that preoccupation about the respect of the users rights and brings an obligation of results that corresponds to a managerial perspective of the State.
Keywords
Education policies; Justice; Schools; Sociology of the State
Le sens ordinaire de la justice concernant léducation et la formation a considérablement évolué au cours des trente dernières années dans les sociétés atlantiques. Celles-ci avaient hérité des Lumières une conception qui présentait lobjectif dégalité comme la définition moderne de la justice. Cette définition avait nourri la construction de lÉtat-providence pour qui lécole constituait un des instruments essentiels de son projet de redistribution. Cet ensemble a abouti au programme éducatif de la première modernité, mis en forme par lOCDE après la Seconde Guerre mondiale: un idéal dégalité des chances; une école compréhensive pour tous jusquà quinze ou seize ans; une perspective dallongement des études pour tous La sociologie critique a désenchanté le modèle dans les années 1970 (Derouet, 1992). Dans les débats qui ont porté sur le caractère mystificateur de lidéal dégalité des chances, il est apparu que légalité ne constituait quune des traductions possibles de lexigence de justice et que celle-ci était datée. La bourgeoisie, à la fin du XVIIIe siècle, souhaitait mettre fin à un système où les classements sociaux reposaient sur la naissance et promouvoir de nouvelles hiérarchies fondées sur ce quon appelait à lépoque les talents. Née dans une conjoncture, cette définition de la justice peut disparaître, passer au second plan ou entrer en composition avec dautres lorsque le contexte change. Au XIXe siècle, lidéal dégalité sétait imposé contre les droits des familles et lintégration communautaire. Ces principes retrouvent une légitimité. Pour des raisons de réalisme économique, le projet dégalité est toujours entré en compromis avec un principe defficacité. La mondialisation donne à celui-ci une nouvelle forme lobligation de résultats dans un contexte de concurrence. Dautres références apparaissent: la reconnaissance des différences; les droits des usagers et la transparence du service public; les droits des enfants et des jeunes, etc. Cette pluralité de principes nest pas nouvelle. La nouveauté réside dans le refus de toute réduction de cette complexité. Les acquis de la critique, les connaissances quelle a produites, mais aussi ses modes de pensée font partie du sens ordinaire des acteurs (Boltanski, 1990). Quelle que soit la définition du bien commun proposée, tous les arguments sont disponibles pour la critiquer: références philosophiques, statistiques, comparaisons internationales, etc.
Ainsi se définit le problème que doit résoudre la deuxième modernité: comment lécole peut-elle sorienter dans cet univers à principes de justification multiple? Cest dans ces conditions que les établissements scolaires ont pris une place essentielle. Sil ny a pas de compromis unique qui réaccorde le projet déducation à léchelle nationale, voire internationale, il peut y avoir une série de compromis locaux, tous différents même sils sinscrivent dans un cadre semblable.
La reformulation de la question de la justice amène une reformulation de la question de lÉtat. Les années 1970 sont passées dune crise de lÉtat-providence, considéré comme inefficace à la remise en cause de la légitimité même de lintervention de lÉtat (Crozier, 1987). Les années 1980 ont donc vu lÉtat se retirer de certains terrains quil occupait. Il peut sagir dans certains cas dun recul devant le marché. Dans dautres, il sagit plutôt dun changement de forme. Cest tout lenjeu de linterprétation des démarches de IIIe voie (Giddens, 1998). Le terme a été inventé par le néo-travaillisme britannique mais la démarche concerne tous les pays. Pour caractériser cet État, les sociologues français peuvent évoquer la philosophie du projet identifiée par Luc Boltanski et Eve Chiapello dans "Le nouvel esprit du capitalisme". Les anglais parlent plutôt dun État managérial (Clarke & Newman, 1997; Gewirtz, 2002) .
Cest à lintérieur de ce cadre quil faut penser les rôles des écoles et des établissements scolaires dans le fonctionnement du système éducatif français dans les cinquante dernières années. Pour suivre ce parcours, il est essentiel de se déprendre dun certain nombre didées reçues. La première concerne la centralisation de léducation en France. Celle-ci ne touche que certains aspects et certains secteurs. Les travaux des historiens montrent que la mise en système des établissements est récente. Elle ne remonte pas plus haut que les années 1960. Auparavant il existait plusieurs réseaux détablissements où les statuts, les programmes, lorganisation des études et la formation des enseignants, pouvaient être très différents (Prost, 1984). La seconde concerne les rapports entre mise en système et égalité. La Ve République a unifié les établissements au nom de la rationalité mais aussi au nom de légalité des chances. Là aussi les travaux des historiens révèlent un paradoxe. Dans les années 1960 la diversité de loffre déducation a permis une "démocratisation rampante" qui sest arrêtée avec le début de la mise en système des années 1960 (Prost, 1985).
Le tableau va être dressé en trois grandes périodes correspondant à trois grandes lois. La loi de modernisation du système éducatif de 1975, la loi dorientation de 1989, la loi dorientation de 2005. Cette chronologie apparaît la plus commode et la plus claire même si elle fait passer au second plan un des enjeux essentiels des dernières années qui est lintégration progressive de la France au système mondialisé. Dans les années 1980, la France a mis en uvre les politiques compensatoires critiquées par le rapport A nation at risk qui paraissait au même moment aux États-Unis. Ce décalage a été ensuite progressivement rattrapé. La Conférence de Lisbonne, en 2000, a intégré lenseignement européen à un espace de concurrence mondial.
Du début de la Ve République à la loi de modernisation du système éducatif de 1975: heurs et malheurs de la première modernité
La Ve République est arrivée au pouvoir en 1958. Au plan scolaire, elle se trouvait confrontée à une série de non-décisions. Il existe depuis la Première Guerre mondiale une tradition française qui prône la démocratisation des études par la création dune école unique de 6 à 14 ou 15 ans (Garnier, 2008). Celle-ci a été stabilisée à la Libération par le Plan Langevin-Wallon. Les deux rédacteurs étaient proches du Parti Communiste et le Plan na jamais été appliqué mais il constitue une référence qui est peu à peu devenue mythique (Mialaret, 1997). Dans les années 1950 et 1960, cette orientation a convergé avec la perspective décole compréhensive portée par lOCDE. Dix-neuf projets ont été déposés sur le bureau de lAssemblée nationale entre 1947 et 1958. Aucun na abouti. Une partie importante de la société et pas seulement la droite conservatrice craignait que louverture à tous des études secondaires nentraîne une baisse de leur niveau et la perte dune tradition culturelle française. La Ve République a souhaité mettre fin aux atermoiements de la IVe. Le général de Gaule voyait dans lécole unique un instrument de lunité nationale (Narbonne, 1994). Surtout, elle devait faire face à lexplosion scolaire (Cros, 1961), cest-à-dire offrir un cadre pour scolariser les enfants du baby-boom. Cest dans cette conjoncture quelle a opté pour une mise en système qui a porté à son comble la tradition de centralisation. Il y a là à la fois une conception de la justice et une conception de lÉtat. La conception de la justice sappuie sur un sens élevé de lintérêt général. Celui-ci traite les problèmes à partir de procédures impersonnelles et standardisées. Il proscrit absolument tout ce qui serait acception de personne, arrangement en fonction des situations locales, etc. Le principal instrument de cette conception, la carte scolaire, permet danticiper la gestion des masses en affectant les enfants à létablissement le plus proche de leur domicile.
Cest dans ce cadre que sest mise en place la longue marche vers le collège unique (Geminard, 1983). Dabord la prolongation de la scolarité obligatoire jusquà seize ans en 1959, puis le rassemblement des différentes filières dans un même établissement, le Collège dEnseignement Secondaire (CES) en 1964. Les gouvernements du général de Gaulle nont pas été plus loin, à cause de dissensions internes. Georges Pompidou, premier ministre de 1962 à 1968, puis Président de la République de 1969 à 1974 était très attaché à la culture classique et craignait que le collège unique ne mettent fin à la transmission de ses valeurs. Cest sous la présidence de Valéry Giscard dEstaing que la décision a été prise. La "Loi de modernisation du système éducatif" votée en 1975, est plus connue sous le nom de "réforme Haby", du nom du Ministre qui la portée. Elle correspond à la volonté de Valéry Giscard dEstaing daligner la France sur les normes internationales. Cette décision arrivait un peu tard. La sociologie critique avait désenchanté les promesses de lécole unique en montrant que les inégalités nétaient pas seulement liées aux dispositifs (filières séparées ou école unique) mais quil fallait aussi interroger les contenus, le langage professoral (Bourdieu & Passeron, 1970) et ce que dautres ont appelé plus tard le rapport aux savoirs (Charlot, Bautier & Rochex, 1992). Une grande partie de lopinion publique éclairée et, en particulier, les enseignants et les parents de classes moyennes ne pouvait pas adhérer au slogan que le ministre faisait diffuser par la télévision: "la même chance dans tous les cartables". En outre, et bien que Valéry Giscard dEstaing sinscrive dans une tradition libérale, la mise en uvre de la loi de modernisation du système éducatif sest située dans le prolongement de la conception de lÉtat gaulliste. La France a appliqué les programmes de lécole compréhensive plus tard que tous les autres pays de lOCDE (mis à part lAllemagne qui la refusée) mais avec une rigueur qui na existé nulle part ailleurs. La conception systématique, appuyée sur la carte scolaire a abouti à une organisation implacable. Cet excès a fait imploser le système. En 1980, un rapport de lInspection générale a montré que la loi nétait pas appliquée mais quen même temps ses principes désorganisaient le système éducatif. Dans la moitié des collèges, les principaux continuaient à composer des classes de niveau correspondant aux anciennes filières. En même temps les enseignants et les parents avaient perdu leurs références à cause de lhétérogénéité des classes.
Les polémiques qui ont entouré la réforme Haby risquent docculter des réalités plus profondes. La première est limportance de la sociologie des organisations dans la réponse à léchec de la réforme centralisée. Michel Crozier met en cause depuis 1964 le phénomène bureaucratique. Limpersonnalité de la règle tend au mépris des usagers; le pouvoir est accaparé par une corporation de fonctionnaires pour qui il est plus important dobéir aux règles que dobtenir des résultats, etc. Les analyses se fixent tout particulièrement sur lÉducation nationale et développent la conviction quavec la croissance des effectifs cette machine est devenue ingouvernable. Le million de fonctionnaires a été atteint dans les années 1970: on parle à ce moment de la deuxième bureaucratie au monde après lArmée rouge Michel Crozier préconise une déconcentration centrée sur les établissements. Une de ses élèves, Dominique Paty a publié en 1980 une thèse "Douze collèges en France" qui montre en pleine période de centralisation la variété des établissements et leffet de cette diversité sur la formation des élèves. Cette conviction surplombe lensemble des années 1980 à 2000. Elle concerne aussi bien les ministres de droite que les ministres de gauche. La formule de Claude Allègre, ministre de Lionel Jospin est restée célèbre: "dégraisser le mammouth". De la même manière tous les ministres ont eu pour objectif de diminuer le pouvoir de la corporation enseignante. Il y a à cela à la fois des objectifs vertueux: donner du pouvoir aux usagers (parents et élèves) et des calculs de pouvoir. La Fédération de lÉducation nationale (FEN) constitue une "forteresse enseignante" (Aubert, Bergounioux, Martin, Mouriaux, 1985). Cette puissance a causé sa perte. Même si la FEN constituait un allié de longue date du Parti Socialiste, le Ministre Alain Savary sen est méfié. En 1985, il est apparu que la majorité de la FEN risquait déchapper aux socialistes au profit dautres partenaires de gauche. Le pouvoir socialiste a choisi de faire éclater la FEN.
Le successeur de René Haby, Christian Beullac, venait du monde de lentreprise. Il a cherché une solution en sappuyant sur sa culture managériale et a donc préparé une déconcentration centrée sur les unités de production, cest-à-dire les établissements. Son projet sappuyait sur une expérience menée dans lacadémie de Toulouse sous limpulsion de linspecteur général Maurice Vergnaud. Celle-ci avait abouti à une publication: "Cheminement vers lautonomie" (1980). Les élections de 1981 ont fait que cest la gauche qui a mis en uvre cette politique dautonomie des établissements. Elle lui a donné un sens politique qui correspondait à limage quelle souhaitait afficher sans gommer les continuités: Maurice Vergnaud a été nommé Directeur des Collèges au ministère de lEducation nationale et son action sest appuyée sur lexpertise de Dominique Paty, élève de Michel Crozier.
Une autre réalité apparaît: le désenchantement de lidéal dégalité des chances. Dans les années 1960, les jeunes et les familles ont constaté, et souvent à leur dépens que légalité daccès nest pas légalité de réussite. Les chercheurs commencent à distinguer massification et démocratisation (Merle, 2005). Surtout, la fin des années 1970 est marquée par un changement de stratégie des classes moyennes. Elles avaient soutenu le projet de collège unique dont elles attendaient laccès de leurs enfants à lécole de la bourgeoisie depuis les années 1930. Elles ont obtenu ce quelles souhaitaient au cours des années 1960 et 1970. La loi de 1975 les a effrayées. Leur crainte est maintenant que leurs enfants soient noyés dans la masse. Leur revendication évolue donc. Comment trouver de nouvelles procédures de distinction dans un système en principe homogène? La solution la plus simple est le choix de létablissement (Derouet, 2001). La carte scolaire reposait sur le principe que tous les établissements offraient le même service. Cette fiction a été dénoncée dès la fin des années 1970. En 1978, Le Figaro a publié un premier palmarès des Lycées. En 1982, le sociologue Robert Ballion identifie le phénomène dans un livre au titre prophétique "Les consommateurs décole". Ce mouvement a surplombé le reste de la période: même si légalité des chances reste une figure obligée des rhétoriques politiques, la vraie question qui gouverne les politiques éducatives est lautonomie de létablissement, son sens politique et la liberté de choix des familles.
De la loi de décentralisation de 1982 à la loi dorientation de 1989: lautonomie des établissements scolaires. Équité et démocratie de proximité
Lannée 1981 est marquée par le retour de la gauche au pouvoir après vingt-cinq ans dopposition. Celle-ci a à cur de renouveler et même de renforcer les promesses de lÉtat-providence mais elle doit aussi tenir compte des acquis des sciences sociales. Aussi bien la mise en cause du phénomène bureaucratique par Crozier que la dénonciation de légalité des chances par Bourdieu. Elle ressent le besoin de changer ses méthodes et demande des rapports à différents spécialistes: Rapport De Peretti sur la formation des maitres; Rapport Legrand sur les collèges (1982); Rapport Prost sur les lycées; Rapport Favret sur lenseignement primaire jusquà Bourdieu, principal auteur du rapport du Collège de France "Pour lenseignement de lavenir" (1985).
La conception de la justice évolue de légalité vers léquité. Cela correspond aux recommandations de lOCDE. Légalité des chances apparaît à la fois formelle et utopique. Le relativisme impose de prendre en compte les situations, les personnes et cette prise en compte peut aller jusquà la notion dinégalités justes que le philosophe politique Rawls a introduit aux États Unis une dizaine dannées auparavant (1971). Au plan de lÉtat, la référence reste lÉtat-providence mais il y a plusieurs inflexions. Tout dabord les moyens de la politique dégalité des chances changent. La gauche tire les leçons de lindifférence aux différences de lécole de la République. Les politiques scolaires restent fidèles au principe de légalité des chances mais elles cherchent de nouveaux moyens datteindre cet objectif en sinspirant de la tradition anglo-saxonne du traitement de la pauvreté. Légalité, ce nest pas donner la même chose à tout le monde, cest donner à chacun ce dont il a besoin. Ce qui peut impliquer des "inégalités justes". Pour donner à chacun ce dont il a besoin il faut le connaître. Cette orientation vers le local rencontre une autre proposition de la gauche. Celle-ci est inquiète dune une crise du politique: les citoyens ne voient plus le lien entre ce quils vivent et les débats qui se déroulent aux sommets de lÉtat. La gauche qui arrive au pouvoir se donne pour objectif de renouer ce lien par une démocratie de proximité.
Cest dans ce double contexte que sinscrivent la création des ZEP et lautonomie des établissements scolaires. Une loi générale de décentralisation a été votée en 1982.Le principal décret concernant léducation est paru en 1984: les établissements secondaires reçoivent le statut détablissement public local denseignement (EPLE). La France reste fidèle aux programmes et aux règlements nationaux mais la notion de projet détablissement devient centrale. Il sagit de trouver les adaptations pédagogiques qui permettent aux élèves de chaque établissement datteindre les objectifs nationaux.
Les premières années de la gauche sont marquées par une querelle concernant lenseignement privé qui reprend le même chemin que la réforme Haby: une excessive volonté de standardisation va aboutir à laffirmation du mouvement des consommateurs décole. Le projet présidentiel de la gauche comprenait la réalisation dun grand service public déducation incluant les établissements privés. La mise en uvre de ce programme a déclenché une très importante protestation. Il est vite apparu que ce nétait pas seulement la droite catholique qui sopposait à cette mesure mais des familles de toutes opinions et de toutes conditions qui souhaitaient garder une possibilité de recours pour le cas où elles ne seraient pas daccord avec les décisions de lÉducation nationale (Langouet & Leger, 1991). Cette opposition a triomphé dans des conditions dramatiques: le Président de la République a retiré le projet de loi inscrit à lordre du jour de lAssemblée nationale.
Les années 1981-1982 sont celles du changement, voir de lutopie. Un important remaniement ministériel en fin 1983 marque le retour au réalisme. Léducation est directement touchée par la querelle de lenseignement privé qui montre que la question du choix de létablissement est devenue la principale question de léducation. Un autre changement est plus général. Même si la gauche se situe naturellement dans la tradition de lÉtat providence, les premiers effets de la mondialisation se font sentir: en 1983 faut-il sortir du serpent monétaire européen? François Mitterrand choisit de rester au sein des règles communautaires. A partir de là, se met en place la recherche dun compromis. Le terme de IIIème Voie a été revendiqué par le mouvement travailliste britannique. Le socialisme français est beaucoup plus discret et procède à une série de déplacements sous forme de thèse générale. La gauche veut proposer un nouveau contrat social, qui sorganise autour de la démocratie de proximité et de transparence du service public. On parle parfois de marché (cf. par exemple le dialogue entre Michel Rocard et Paul Ricur publié en 1991 par la revue Esprit "Justice et marché") mais la France invente un compromis qui est le droit des usagers. Lusager est un client, qui évalue la qualité du service qui lui est rendu et revendique le droit de changer de fournisseur si le service ne lui convient pas. En même temps, cest un citoyen qui demande la transparence du service public et une évaluation de lefficacité des investissements quil consent au travers de limpôt.
Même si le terme de IIIe voie nest pas prononcé, cest bien une nouvelle forme de justice et une nouvelle forme de lÉtat.
Pour les parents de classe moyenne la question du choix de létablissement devient la revendication principale et aucun gouvernement ne peut se passer de leur soutien. La circulaire de Michel Rocard de 1989 confirme cette évolution et tente en même temps de lencadrer. Le Premier Ministre fixe comme principal objectif à son gouvernement le renouvellement des rapports entre le service public et les usagers.
Pour le reste, la gauche poursuit la mise en place du projet de démocratisation de la première modernité. Le collège unique nest pas stabilisé mais lallongement des études se poursuit. En 1984, le Ministre Jean Pierre Chevènement a lancé un mot dordre qui a fait date: amener 80% dune génération au niveau du baccalauréat. Cette évolution était annoncée par le rapport dAndré Prost sur lavenir des lycées. Après le collège unique, le mouvement de massification devait aboutir à un lycée pour (presque) tous, même si les filières préparent à des destins bien différents. Le mot dordre rencontre une attente de la société. Les années 1985-1995 sont marquées par une massification des lycées.
La Loi dorientation sur léducation de 1989 propose une série de compromis entre les exigences contradictoires. Le titre même est significatif. La notion de système disparaît. LÉtat se borne à donner des orientations et laisse une liberté dinterprétation au local et en particulier aux établissements scolaires. Le préambule sinscrit dans le prolongement de la première modernité même sil tient compte des apports de la sociologie critique et affirme modestement que lécole "contribue dans la mesure de ses moyens à légalité des chances". La loi poursuit le mouvement dextension de lenseignement et dallongement des études. Elle fixe pour objectif à lécole de donner une qualification à tous les enfants "vivant en France" (cest-à-dire aussi aux jeunes issus de limmigration) et damener 80% dune génération au niveau du baccalauréat. En même temps, le préambule annonce une révolution copernicienne: lobjectif serait de "mettre lélève au centre du système éducatif". Ce programme sappuie sur une tradition pédagogique de lÉducation nouvelle ("mettre lenfant au centre des apprentissages") tout en la reformulant assez fortement: passer de lenfant à lélève est lourd de conséquence (Rayou, 2000). Il entre en compromis avec les mouvements du droit des usagers et propose une nouvelle répartition du pouvoir: celui-ci passant de linstitution scolaire aux usagers. Laffirmation dun tel principe constitue en soi une rupture dans lhistoire des politiques scolaires. La mise en uvre a été très inférieure aux intentions affichées. Les années 1986-1989 ont été marquées par plusieurs grèves lycéennes que Lionel Jospin a traduites en demande de dignité. Il a accordé des droits nouveaux aux lycéens: un droit dassociation qui prend la forme de la création des Maisons des lycéens puis des Conseils de la vie lycéenne. Ces concessions ont permis de mettre fin honorablement aux grèves mais les élèves nont pas toujours habité les institutions dont ils avaient obtenu la création. Cela ne signifie pas que la demande de dignité nexiste pas (Merle, 2005) mais elle fait partie dun ensemble plus complexe (refus de la forme scolaire, inquiétude sur lavenir, etc. ) qui correspond à lépuisement du modèle de la modernité.
Au plan pratique, la loi propose une régulation du système fondée sur la notion de contrat. Un contrat doit sétablir entre le projet de létablissement et le projet des familles ou des élèves. Ceux-ci sont au départ faits pour sentendre puisque lobjet du projet détablissement est de tenir compte des caractéristiques du local et donc des familles dans la mise en uvre des objectifs nationaux. Une question se pose cependant: "quest ce qui se passe si le projet dune famille ne correspond pas au projet de létablissement où la carte scolaire affecte son enfant?". La carte scolaire était contournée depuis longtemps par des familles avisées mais ce phénomène devait rester discret. À la suite de la loi de 1989, les Recteurs ont reçu des possibilités officielles dassouplissement de la carte scolaire. Les usages ont été très différents selon les périodes et les académies mais le phénomène nest plus clandestin.
La nouvelle organisation sest mise en place au cours des années 1990. Elle a permis de faire face à une deuxième explosion scolaire qui a suivi le mot dordre damener 80% dune génération au niveau du baccalauréat. Cette deuxième massification a été gérée grâce aux efforts des Régions mais elle na pas entrainé de changement véritable. Le collège unique qui constituait la pièce maîtresse du modèle de la première modernité ne sort pas de la crise (Dubet & Duru-Bellat, 2002). Les rapports se succèdent sans grand effet. Au lycée, les moyens permettent dassurer laccueil des nouveaux élèves mais il ny pas de réflexion sur les changements, pédagogiques, ou curriculaires quimpliquerait laccueil des nouveaux élèves. La seule véritable innovation, la création des baccalauréats professionnels, reste une opération administrative et nest pas accompagnée dune réflexion sur larticulation entre culture classique et culture technique ni sur la manière dont celle-ci peut nourrir le projet de démocratisation. Sans vouloir nourrir les propos catastrophistes les années 1990 donnent bien limpression de lépuisement dun modèle de démocratisation qui continue sur sa lancée mais qui a perdu son sens et ses bases sociales (Derouet, 1999).
Les interrogations à la fin du XXe siècle: lépuisement du modèle de la première modernité et la montée en puissance dun modèle managérial porté par les organisations internationales
La fin du XXe siècle est donc marquée par un certain nombre dinterrogations qui marquent la fin du modèle de démocratisation de la première modernité. Cest sans doute ce qui explique la facilité avec laquelle la France sest salignée sur les recommandations internationales qui mettent peu à peu en place un modèle correspondant à une deuxième modernité fondée sur lobligation de résultats.
La rupture la plus visible, mais qui nest pas la plus analysée, est léchec de lobjectif fixé par la Loi de 1989 damener 80% dune génération au niveau du baccalauréat. Le mot dordre avait été lancé en 1984 et avait connu un incontestable succès. Les effectifs des lycées ont spectaculairement augmenté. Le taux de réussite au baccalauréat est passé de moins 40% dune génération à plus de 60% en dix ans. Cette courbe a commencé à flotter en 1995 puis est légèrement retombée. Il est bien sûr possible dévoquer la crise de lemploi et le nombre de diplômés chômeurs ou considérablement déqualifiés mais lessentiel est peut-être ailleurs. La coupure entre lécole et la vie sociale ordinaire avait été conçue au XVIIIe siècle comme une protection. Il sagissait de mettre la sélection scolaire à labri des pressions des Églises et des notables. Cette protection aboutit aujourdhui à une perte de sens. Les élèves issus des nouvelles classes populaires ne retrouvent plus leurs enjeux dans ce monde aseptisé. Il existe plusieurs façons de conceptualiser ces phénomènes. Bourdieu avait évoqué les capacités de mise à distance du langage professoral; Charlot, Bautier et Rochex ont travaillé sur les rapports aux savoirs. Ballion lexprime autrement. Il étudie les nouveaux lycéens qui sont obligés de faire des petits boulots pour payer leurs études. Ceux-ci sont sensibles au facteur dinégalité que constitue ce travail. En même temps, ils disent que ce contact avec la "vrai vie" les aide à donner sens aux épreuves en papier de lécole. Il est difficile de mesurer cette perte de sens mais il est incontestable quelle joue un rôle fondamental dans la crise du modèle de démocratisation de la première modernité. Ce nest pas seulement lidéal dégalité des chances qui est en cause, cest le "grand renfermement" qui isole lécole du monde ordinaire.
Cette perte de sens amène une partie de la gauche pédagogique à sinterroger sur lallongement des études (Duru Bellat, 2006). Cet objectif faisait partie de la définition du bien de la première modernité. Un grand nombre détudiants sentassent à luniversité. Non seulement leur avenir, dans certaines filières apparaît incertain, mais ils ne semblent pas retirer de leur présence à luniversité une véritable formation intellectuelle. Limpression générale est celle dune perte de sens En outre, cette augmentation du nombre des étudiants est évidemment très coûteuse. Elle amène une question: ces investissements ne seraient-ils pas plus utiles ailleurs, en particulier dans des interventions précoces contre léchec scolaire?
Cest dans ce climat de désenchantement vis-à-vis de la première modernité que la France a été touchée par le changement de référentiel initié aux États-Unis dans les années 1980. La France a été influencée par les orientations portées par les organisations internationales mais elle a toujours interprété leurs recommandations en fonction de ses traditions nationales. La loi de 1975 et la mise en uvre du collège unique constituent un excellent exemple. La France sinscrit dans les orientations de lOCDE concernant lécole compréhensive mais en même temps, elle se réfère à sa tradition décole unique qui remonte aux compagnons de lUniversité Nouvelle (1919) et au Plan Langevin-Wallon (1997). Dans les années 1980, le décalage a été patent. La France sinspirait des expériences anglo-saxonnes de politique compensatoire qui remontaient aux années 1960. Aux Etats-Unis, le rapport A Nation at Risk développait une critique virulente de ces orientations et proposait une nouvelle définition du bien commun éducatif. Le but principal de léducation nest pas légalité ou la cohésion sociale à lintérieur dune société donnée. Cest le maintien du rang du pays dans la compétition internationale. Une nouvelle conception de la justice sest élaborée qui repose sur lobligation de résultat. Chacun doit contribuer à sa manière à leffort collectif et rendre compte de sa contribution. A partir de ce principe une instrumentation sest mise en place qui sous tend une nouvelle régulation. Tout dabord la définition des standards de compétence. Il nest pas possible de comparer les performances des systèmes éducatifs à partir des programmes nationaux. Il faut trouver des notions transversales: cest ainsi quémergent les standards de compétences, leurs définitions accompagne le mouvement Back to Basics. Le rapport A Nation at Risk met en cause lintroduction de dimensions culturelles dans les apprentissages de base. Lambition excessive des politiques démocrates a abouti à renforcer léchec des enfants dorigine populaire. La formation de la masse est très importante car le rang du pays dans la compétition internationale dépend aussi de la qualité de sa main duvre mais celle-ci doit être conçue à partir de compétences simples et principalement instrumentales. Cela ne signifie pas une baisse du niveau, car le même rapport préconise une élévation des standards qui constitue une constante aux États Unis. En même temps le rapport A Nation at Risk appelle à un retour de lintérêt pour la formation des élites. Ce sont les élites qui entraînent le reste du pays dans la compétition mondiale et leurs performances servent à tous. En cas de déclin économique, on sait que ce sont les personnes les moins formées qui payent le plus lourd tribut. A partir de là se met en place une régulation par benchmarking. Celle-ci peut aussi se réclamer dune conception civique du bien commun: lobligation de rendre compte. Cette thématique est très forte en France. Au delà de la critique de la centralisation, de la critique de lÉtat, il y a la critique dune corporation de fonctionnaires qui a confisqué la définition de lintérêt général et renvoie les revendications des usagers vers les intérêts particuliers.
Ce changement de référentiel caractérise une deuxième modernité qui gagne petit à petit du terrain au sein des organisations internationales. Pour lEurope deux dates sont essentielles. La première porte sur la conception générale des politiques éducatives. La Conférence de Lisbonne de 2000 fixe un objectif: que lEurope occupe le premier rang dans une économie de la connaissance en 2010. Pour atteindre ce but, les Etats européens doivent se rendre compte des performances de leur système éducatif. À partir de là se met en place un double système: une évaluation par compétences et des grandes enquêtes du type PISA qui permettent détablir les comparaisons des performances et dorienter les politiques en fonction des résultats (Derouet & Normand, 2007). La seconde concerne un retour dintérêt pour la formation des élites. Cest un des thémes centraux du rapport A Nation at Risk. En déplaçant les investissements vers le soutien aux élèves en difficulté, les politiques démocrates ont failli compromettre le rand des États Unis dans la compétition internationale. Celui-ci dépend en effet en grande partie de la performance de ses élites. Cela signifie que lessentiel de la partie se joue dans lenseignement supérieur. Des classements des Universités, comme celui de Shanghai nont pu que renforcer ce mouvement, même sils ont été très discutés. En 1998, le ministre français Claude Allègre a lancé à la Sorbonne lidée de la construction dun espace européen de lenseignement supérieur. Cette déclaration a ouvert la voie à ce quon appelle le processus de Bologne. La mise en place dune architecture commune (le système LMD) permet aux étudiants de construire leurs diplômes à partir de crédits acquis dans différentes universités. Mais aussi la publication de références de qualité qui permettent de savoir si les différentes universités se situent au même niveau dexigence.
Pour ce qui concerne les établissements scolaires, les recommandations internationales ont évolué des années 1980 aux années 2000. Un principe demeure: le progrès des systèmes éducatifs repose sur le progrès de chaque établissement. Il sagit ensuite de savoir comment obtenir ce progrès. Un mouvement de school efficiency a pensé obtenir cette amélioration par des incitations économiques: des primes pour les enseignants qui réussissent, la fermeture des établissements qui échouent, etc. Les limites de ce mouvement sont très vite apparues: la pression de lévaluation entraîne la fuite des élèves et des enseignants. Doù une stratégie plus élaborée qui tente de passer par la conscience des personnes: le school improvement. Il sagit de soutenir le développement des établissements en sappuyant sur un management participatif et un accompagnement du développement professionnel des enseignants.
Les premiers échecs de cette orientation internationale sont parvenus en France au moment où le mouvement dautonomie des établissements initié en 1981, rencontrait ses limites. La politique du projet détablissement a été vivante dans les années 1982-1995. Elle a amené de nombreux changements dans ce quon appelle en France la vie scolaire : la restauration, les pauses, les transports, etc. Elle na touché le domaine pédagogique quen des occasions exceptionnelles: le travail autonome dans les Centres de Documentation et dInformation (CDI), quelques opérations interdisciplinaires, quelques voyages, etc. Cette prudence était sans doute sage à lorigine. Pour faire accepter lidée de projet détablissement à des enseignants formés dans un système centralisé, il était sans doute sage de respecter leur domaine réservé. Vingt ans après, cette prudence devient un handicap. Prendre au sérieux la notion de projet détablissement nécessite dentrer dans les projets curriculaires. Cette démarche ne doit en aucun cas remettre en cause les programmes nationaux mais expliciter le travail dadaptation local : lInspection générale constate que les programmes ne sont mis en uvre quaux deux tiers. Sagit-il des deux mêmes tiers dans tous les établissements ? Faute dentrer dans ces interrogations, à partir de 1995, les établissements continuent de faire des projets mais cette démarche devient une obligation administrative.
La crise du premier modèle de démocratisation est claire à la fin du XXe siècle. La France se trouve dans ce début de XXIe siècle avec plusieurs références de justice. La notion déquité avait tenté une introduction maîtrisée de la différence. Ce compromis a très vite été dépassé. La quête de reconnaissance devient une définition de la justice à part entière. Cela entraîne une conséquence. Léchec scolaire et dune manière plus générale le traitement de la pauvreté sethnicisent. Les pauvres ne sont pas seulement des pauvres, ce sont aussi des immigrés, souvent des musulmans (Lorcerie, 2003). La politique de redistribution doit composer avec une politique de reconnaissance dans ce que lon appelle désormais une "égalité complexe".
En même temps les organisations internationales mettent au premier plan lobligation de résultats et développe une instrumentation qui fait autorité.
Égalité de résultats, choix de létablissement et droit à lexpérimentation: une III° voie libérales? La Loi dOrientation et de programme pour lavenir de lécole (2005).
Les années 1995-2000 ont été marquées par lentrée de lécole française dans un processus mondialisé dévaluation et de régulation. Cette dimension est présente dans la Loi dorientation de 2005 proposée par François Fillon. Toutefois, celle-ci ne constitue quune des pierres de lédifice. Des changements essentiels relèvent dune mesure plus générale, la Loi Organique relative aux Lois de Finance (LOLF) votée en 2001 à lunanimité de lAssemblée Nationale. Sa mise en uvre a nécessité un long travail de préparation et cest seulement en 2006 que le projet de Loi de Finance a été présenté selon ses principes. Le projet sinscrit dans le prolongement du Nouveau Management Public. Le premier objectif de la LOLF est de rendre le budget de lÉtat plus lisible. Les finances ne sont plus présentées par nature des dépenses (fonctionnement, investissement, intervention ) mais par politiques publiques (sécurité, culture, santé, justice ), désormais appelées "missions". Une mission est un ensemble de programmes concourant à une politique publique. Elle peut relever dun ou plusieurs services, dun ou plusieurs ministères. Un programme regroupe les crédits destinés à mettre en uvre un ensemble cohérent dactions correspondant à des objectifs précis. Les résultats attendus sont fixés dès lorigine et serviront de base à lévaluation. Chaque programme est ainsi lié à un ou des projets annuels de performance (PAP) associés à la répartition prévisionnelle des emplois rémunérés par lÉtat avec présentation des actions, des coûts associés, des objectifs à atteindre, des résultats obtenus et des cibles pour les années à venir mesurés à laide dindicateurs précis et choisis. Chaque PAP donne lieu à un rapport annuel de performance présenté au Parlement. Cette démarche de rationalisation des choix budgétaires est appuyée par la création dun secrétariat dÉtat à la modernisation de lÉtat.
La Loi de finances de 2006 présente un système dindicateurs qui permet de suivre les politiques académiques. Les Recteurs doivent présenter leurs dépenses par BOP (Budget Opérationnel). Les établissements ne sont pour le moment que faiblement concernés. Toutefois, le travail continue et les Recteurs mettent en place des politiques de contrat dobjectifs entre les établissements et les Académies qui reprennent les principes de la LOLF, en élaborant des indicateurs plus spécifiques. Les règles du Nouveau Management Public sintroduisent donc dans ladministration française sans soulever de véritables polémiques.
La mesure qui a le plus retenu lattention du public dans la Loi dOrientation de 2005 est lengagement de lÉtat dassurer à tous les enfants laccès à un "socle commun de connaissances et de compétences". Il sagit dun important changement de la définition de la justice. La Loi Jospin de 1989 avait travaillé à partir de la notion déquité, portée par lOCDE. Celle-ci nest pas abandonnée. Le principe de politique prioritaire pour les quartiers difficiles est conservé, même sil est reformulé. Les politiques prioritaires des années 1980 considéraient léchec scolaire comme un problème collectif et cherchaient à augmenter globalement la réussite des élèves dans les quartiers difficiles. La question a été reformulée dans les années 2000. Il sagit daider chaque enfant individuellement à construire son parcours dans un univers réticulaire. La notion de socle commun renvoie à une autre définition de la justice, travaillée par la Banque mondiale: le passage de légalité des chances à légalité de résultats à lissue de la scolarité obligatoire. Cette orientation a été reprise par la Communauté européenne. En 2004, le programme "Éducation & Formation 2010" a défini les compétences clés pour lapprentissage tout au long de la vie. Claude Thelot a repris cette définition en France. La Loi de 2005 sinscrit dans cette tradition mais elle tente dadapter un compromis avec des traditions françaises antérieures. Pour les organisations internationales, la référence à la notion de compétence implique une rupture avec des programmes rédigés en termes de connaissance. Or la France est très attachée à ses programmes nationaux. La loi de 2005 parle dun socle commun de connaissances et de compétences, sans expliquer larticulation entre les deux. Cette lacune sest bien sûr retrouvée au moment de la mise en uvre. Le terme de socle commun tente détablir une continuité avec le projet de culture commune formulé par le plan Langevin Wallon (Romian, 2000). Il sagissait, dans lesprit de ses promoteurs, de renforcer la loi en lappuyant sur un des fondements les plus légitimes de la gauche pédagogique. Les ambigüités sont telles quelles lont plutôt affaiblie. La notion de culture commune, fondement du programme de lécole unique, sinscrit dans une conception humaniste qui va évidemment au delà des définitions instrumentales. Retrouve-t-on cette perspective dans la définition du socle commun? Quelques chercheurs de gauche ont hésité (Lelièvre, 2004). La majorité a situé le projet de socle commun dans le prolongement du "back to basics" prôné par le rapport A Nation at Risk et a continué à revendiquer une culture commune plus large (Paget, 2006). Le compromis na donc pas pris. Tout au plus la notion de socle commun a telle été acceptée par un certain nombre côté responsables comme un moindre mal: elle peut fournir un point de repère dans le désordre actuel des collèges.
La difficulté fondamentale se situe au delà des polémiques. Dans les recommandations internationales les compétences clés sont présentées comme un horizon souhaitable mais nul ne peut le garantir. Dans la Loi française, latteinte du socle commun correspond à un engagement de lÉtat. Cette différence apparaît très importante au moment où la Communauté européenne, qui a été à lorigine de ce mot dordre, sinterroge sur son réalisme. Les experts doutent que tous les élèves puissent réellement acquérir les compétences clés. Que faut-il faire dans ce cas? La réponse administrative est doffrir aux jeunes qui nont pas saisi leur première chance des possibilités de retour en formation. Les limites de cette stagiérisation de la jeunesse en difficulté sont bien connues. Une autre solution serait de diminuer le niveau dexigence du socle commun. Ce choix a été opéré par quelques pays anglo-saxons qui concentrent leurs efforts sur la littératie et la numératie. Les nouveaux programmes de lenseignement primaire, préparés par le successeur de François Fillon, Xavier Darcos, allaient dans ce sens. Sagissait-il dune rupture ? Si cest le cas, celle-ci na pas été clairement assumée et cette incertitude contribue à brouiller le paysage.
Dans ces conditions, il est difficile, quatre ans après le vote de la loi, de savoir quels changements elle a entrainés sur le terrain. Est-ce que les enseignants se sont approprié ses notions et ses objectifs?
En revanche, il apparaît peu à peu que la définition de la justice par légalité de résultats entraine un nouveau phasage des études. Lobjectif dégalité de résultats ne concerne que la scolarité obligatoire. Lenseignement supérieur évolue selon un autre principe, qui est la concurrence internationale. Cette évolution qui avait été annoncée par Claude Allègre en 1998, puis reprise lors de la Conférence de Bologne en 1999, se poursuit. Surtout, la Communauté européenne, qui avait été à lorigine écartée de ce processus, en a peu à peu pris le contrôle (Croché, 2009). Une troisième conférence, à Prague en 2001, a attiré lattention sur la question de la certification de la qualité. Pour que les étudiants puissent construire des diplômes à partir de crédits obtenus dans différents universités, il faut que des instances extérieures garantissent la qualité de ces crédits. Toutes les universités ne jouent évidemment pas dans la même catégorie. Il ne peut pas y avoir déquivalences automatiques. Cette reformulation des enjeux ne se limite pas à des questions dorganisation. Elle entre dans la définition des contenus et de la "bonne science". Un premier modèle académique était fondé sur lindépendance de la science par rapport au monde politique et économique. Le deuxième se définit au contraire par un fonctionnement en réseau où les agents politiques et économiques interviennent dans le fonctionnement de luniversité, pour son financement mais aussi dans lélaboration de sa politique scientifique (Gibbons, 1994).
En 2008, la Loi Liberté et Responsabilité des Université (LRU) a tiré les conséquences de ces évolutions. Elle a changé le management des universités, renforcé le pouvoir des Présidents afin daugmenter lefficacité dans un régime de benchmarking. Elle ouvre surtout des possibilités dorganisations en réseaux qui relient les universités au monde économique. Cette réforme a suscité de nombreuses protestations: deux mois de grève en 2009. Le gouvernement a tenu bon mais le malaise demeure. Linquiétude des étudiants sur leur avenir converge avec le mécontentement des enseignants devant le renforcement des structures hiérarchiques. Au delà, un désajustement plus profond se fait jour. La loi LRU porte un modèle qui est celui de la deuxième modernité: la formation dune élite performante au sein de réseaux internationaux. Le modèle de la première modernité, qui fait de lallongement des études pour tous la définition du bien éducatif, reste présent aussi bien dans les discours politiques que chez les acteurs sociaux. Les universités se trouvent à lheure actuelle dans une situation paradoxale. Elles doivent accueillir un afflux détudiants correspondant à lidéal dallongement des études. Même si ce mouvement est mis en cause il nest pas prêt de cesser: il ny a pas dautre place pour un jeune dans la société que celle détudiant. En même temps, les universités doivent sinsérer et si possible conquérir un rang dexcellence dans un système international gouverné par la concurrence.
Autre désajustement. Il manque un maillon pour assurer le passage entre un enseignement obligatoire dont lobjectif est légalité de résultats et un enseignement supérieur gouverné par la concurrence. Les lycées, qui assurent la scolarité des 15-18 ans nont pas été conçus dans cette optique. Il faut donc envisager une réforme des lycées. Ceux-ci ne sont plus lantichambre de la Cité savante mais la préparation à lentrée dans un univers réticulaire gouverné par une philosophie de projet. Cette perspective était au cur dune réforme présentée par Xavier Darcos en 2008. Celle-ci a suscité une énorme protestation suivie dune grève de lycéens. Le projet a été retiré à linitiative du Président de la République. Enfin, la conjoncture se caractérise par un retour dintérêt pour la question de lorientation. Il ne sagit plus de lorientation au sens du plan Langevin Wallon (repérer les aptitudes des enfants dorigine populaire) mais de la construction dune compétence à lorientation correspondant à lorganisation en réseau du monde : mobiliser des ressources autour dun projet. Cest ce qui est présenté comme lorientation active. Ce projet est soutenu par les entreprises et les collectivités territoriales.
Dans cette perspective managériale, lunité de base de létablissement scolaire est essentielle. La Loi de 2005 relance à sa manière lidée de projet détablissement avec larticle 34 qui ouvre des possibilités dexpérimentations pouvant aller jusquà la dérogation.
"Sous réserve de lautorisation préalable des autorités académiques, le projet décole ou détablissement peut prévoir la réalisation dexpérimentations, pour une durée maximum de cinq ans, portant sur lenseignement des disciplines, linterdisciplinarité, lorganisation pédagogique de la classe, de lécole ou de létablissement, la coopération avec les partenaires du système éducatif, les échanges ou le jumelage avec des établissements étrangers denseignement scolaire. Ces expérimentations font lobjet dune évaluation annuelle. Le Haut Conseil de léducation établit chaque année un bilan des expérimentations menées en application du présent article"
Là aussi, cette mesure tente une synthèse entre deux orientations. Il existe une tradition dinnovation de la gauche pédagogique (Groupe Français de lÉducation Nouvelle; GFEN; Institut Coopératif de lÉcole Moderne; ICEM- pédagogie Freinet; Centre dEntrainement aux Méthodes dEducations Actives; CEMEA etc ) qui travaille depuis les années 1930 à la recherche dune pédagogie adaptée aux classes populaires. La philosophie du projet portée par le nouvel esprit du capitalisme développe une nouvelle conception de linnovation: dans un univers en perpétuelle recomposition, le bon entrepreneur est celui qui sait mobiliser de nouveaux réseaux en fonction des évolutions de la conjoncture. Cest dans cet esprit que lOCDE a commandé un rapport sur la manière dont léducation peut contribuer à construire une compétence à linnovation. Cest dans le même esprit que la Communauté européenne a fait de 2009 lannée de linnovation et de la créativité (Taddei, 2009).
Les expérimentations article 34 sont nombreuses: il y aura bientôt un millier de projets parvenus à la mission qui suit cette opération à la Direction Générale des Enseignements Scolaires. Celle-ci récupère la tradition dinnovation des mouvements pédagogiques et promeut à la fois lidée de diversification de loffre déducation et lidée de réforme par le bas.
Une deuxième mesure, qui nest apparue quà la rentrée 2008, accentue les tendances. La carte scolaire a joué un rôle essentiel dans la mise en système des établissements et une certaine standardisation de lenseignement. Les règles ont été plus ou moins assouplies depuis les années 1990 mais à la rentrée 2008, le Ministre Xavier Darcos a annoncé de nouvelles mesures dassouplissement qui doivent aboutir à la suppression de la carte scolaire en 2010. Les Académies doivent publier un certain nombre dindicateurs concernant les établissements et en particulier leurs performances. Le ministère publie en même temps une liste des motifs qui peuvent rendre légitime une demande de dérogation. Cest le triomphe du mouvement des consommateurs décole et de la revendication des classes moyennes. Cest maintenant la question du choix de létablissement qui est au centre du débat sur léducation. Il est dailleurs significatif quaux élections présidentielles de 2008 la suppression de la carte scolaire ait figuré au programme des deux principaux candidats: le libéral Nicolas Sarkosy et la socialiste Ségolène Royal. Les argumentaires étaient différents. Pour Nicolas Sarkosy, il sagissait dun retrait de lÉtat dun domaine où il na rien à faire. Pour Ségolène Royal, il sagissait de renforcer les droits des usagers du service public. La convergence sur la décision est néanmoins significative. En même temps elle ne signifie nullement un triomphe du marché. De nombreuses régulations demeurent et la situation française reste très différente de celle de nombreux États voisins, la Belgique où le Royaume-Uni.
Bilan et questions en 2009
Il est difficile de tirer des conclusions dun tel parcours. Il sagit de processus en cours. Le but de lanalyse est plutôt de poser les bonnes questions, même si les réponses demanderont un certain temps.
Le parcours nous montre le passage dun modèle dÉtat éducateur à un autre. Le premier modèle correspondait à lÉtat-providence avec une conception redistributive de la justice dont lobjectif était légalité des chances. La crise de ce modèle a amené différentes propositions de "Troisième voie" qui tentent de conserver certaines garanties de lÉtat-providence dans un univers à justifications multiples. Contrairement à certaines affirmations, il ne sagit pas dun recul de lÉtat devant le marché dune recomposition de lÉtat autour de perspectives managériales. Lobjectif dégalité doit entrer dans des compromis avec la reconnaissance des différences et lobligation de résultats.
Dans cette recherche de compromis, la place des établissements est centrale. Si tous les principes sont égaux au plan philosophique, tous ne sont pas également adaptés à une situation. La charge de la régulation passe donc du niveau national à celui des établissements. Le sens politique de cet intérêt pour le local a évolué au cours de la période. Dans les années 1980, les établissements étaient considérés comme des services publics de proximité au service de légalité des chances. Le consumérisme des classes moyennes sest imposé peu à peu. Le local est maintenant devenu le lieu du choix de létablissement. La question est aujourdhui lambiguïté du mot dordre de diversification. Sagit-il simplement de faire place au marché? Les travaux des historiens ont montré quavant les années 1960 la diversité de forme des établissements a permis une démocratisation rampante qui sest arrêtée lorsque la Ve République a commencé à les mettre en système (Prost 1989). Serait-il possible aujourdhui de retrouver, dans un autre contexte, une diversification du service public qui permette aux enfants des classes populaires de construire le parcours qui corresponde à leurs enjeux?
De la même façon les analyses des difficultés du projet de démocratisation mettent en évidence le caractère ambigu du "grand renfermement" de lécole. Celui-ci a été conçu à lorigine comme une protection contre le pouvoir des nobles, du clergé, ensuite des patrons Cette protection devient obstacle. Les enfants dorigine populaire ne retrouvent pas dans lunivers aseptisé de lécole les valeurs qui sous-tendent leur engagement dans le monde réel. Des propositions existent bien sûr de rapprochement de lécole et du monde économique. La formation tout au long de la vie prônée par la Communauté européenne met fin à la séparation entre le temps des études et le temps de la production. De même les Régions proposent une organisation réticulaire de la formation où les entreprises ont leur mot à dire sur le fonctionnement des établissements scolaires. Il est facile de voir ce que le monde économique a à gagner à ce type de fonctionnement. Peut-il, comme il le prétend, ouvrir de nouvelles voies vers la démocratisation?
Il est aussi possible de poser quelques questions plus profondes. Tout dabord quelle est la réalité de lapparence dordre construite par les enquêtes internationales et les indicateurs de performance ? Est ce que les enseignants adhérent à leurs principes? Saisissent-elles la réalité de la vie des classes et des établissements? Ou bien sagit-il dun filet très lâche qui produit une impression dordre tout en étant jeté sur un océan danomie? Que se passe-t-il derrière une apparente conformité et les séries de chiffres? Il y a peu de protestations contre ce nouvel ordre et celles-ci ne mobilisent pas. Il peut y avoir des formes de résistance plus sourde, des déplacements, etc. (Derouet-Besson, 2007). Ceux-ci pour le moment napparaissent pas. Pourraient-ils un jour faire masse et proposer un nouveau modèle de démocratisation?
Dautre part les années 1980 2005 ont beaucoup parié sur les régulations locales. La crise financière de 2009 a amené une interrogation. Le local ne régule pas tout. Il faut revenir sur la question de lÉtat. Enfin on peut se demander si les compromis actuellement portés par les organisations internationales ne courent pas le risque dêtre dépassés. Ils laissent de côté des éléments importants de la réalité qui sont en train de se constituer en causes. Les mouvements pédagogiques parlent depuis longtemps des droits de lenfant. La Loi dorientation de 1989 a introduit le principe "mettre lélève au centre du système éducatif". Même si la formule était prudente elle légitime un nouveau type de revendication: le respect du droit des élèves dans les établissements. De la même façon les propositions de régulation par benchmarking laissent de côté une importante question: est-ce que tous les pays sont à égalité dans la concurrence internationale? Les ressources, les équipements, les points dappui ne sont évidemment pas semblables dans les pays du Nord et les pays du Sud. Ce sont de nouvelles définitions de la justice qui sont en train de se constituer.
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Recebido em Junho/2009
Aceite para publicação em Setembro/2009